« Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte"
Samuel Beckett • L’innommable p. 95
Il n’est pas innocent de s’intéresser aujourd’hui à la question du sacré - ou ce qu’il en reste -
dans un monde ou les nombres ne servent plus qu’à produire des calculs comptables plutôt
que des rapports et des mises en relation de contraires. Avec la modernité et son administration
omniprésente, le sacré n’est-il pas tombé dans une sorte de liturgie mécanique et asséchante,
incapable d’initier à la recherche d ‘une unité sacrée au-delà de l’apparent chaos du monde ?
Le protestant Max Weber dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme (1905) au sujet
du monde moderne occidental a parlé d’une « cage d’acier » - « ein stahlhartes Gehäuse » - qui
résulterait de la rationalisation croissante de la vie en société au point d’en dénaturer le
sens, l’harmonie potentielle, jusqu’au fameux « désenchantement du monde » qui a fait
comme on sait la fortune intellectuelle de Marcel Gauchet. Mais la déthéologisation du mode
de vie occidental à laquelle nous assistons, par ailleurs périodique dans l’histoire, est elle
pour autant un signe de perte du sacré ? Peut-on abolir cet archétype (structure psychique a
priori et condition de possibilité de toutes les autres) de la raison dont on a vu avec Rudolf Otto
( cf. première partie) qu’il se manifeste indépendamment de toute structure religieuse ? On
peut bien à première vue dénoncer la bureaucratisation des moeurs et l’administration de
l’existence qui paraissent se substituer à toute autre finalité intellectuelle. Tels Max Horkeimer
et T.W Adorno il est légitime de s’insurger, y compris sur le mode apocalyptique, pour qualifier
« d’éclipse de la raison » cette « dialectique des lumières » (ouvrage publié en 1947) propre au
XXIème siècle qui débute par une boucherie, transite par un holocauste sans précédent, se
poursuit par des expérimentations atomiques sur des corps civils pour s’achever en guerre
froide. Si le sacré n’était que beauté et idéalisation de ce monde, alors « la banalisation du mal »
aurait bien pu en avoir raison, lentement, au fur et à mesure que décline la croyance collective
en la capacité du progrès technique et de la richesse à réaliser un bonheur autre que la simple
recherche de distraction, et de divertissement. Mais ce serait oublier ce moment initial de
terreur et d’abandon constitutif de l’élévation au sacré. Ce serait oublier qu’en tant qu’effort
vers le sublime, le sacré est aussi une grandeur négative par laquelle l’humanité construit son
image en y enfouissant ses peurs archaïques.
Déjà au XIXéme siècle Tocqueville avait décrit et décrié dans De la démocratie en Amérique ces
foules bureaucratisées attendant passivement leur salut de l’Etat (comme jadis les foules
théocratisées attendaient leur salut des prêtres et de leurs bénédictions) qui ne peut qu’au
mieux leur offrir du confort, matériel et moral, mais nullement un sens à la vie.... « ce que je
crains le plus pour les siècles à venir ce ne sont justement pas les révolutions » écrivait l’ancien
noble Tocqueville avec mélancolie. Petit à petit la « cage d’acier » du capitalisme libéral nous a
appris à supprimer les convictions intellectuelles et philosophiques pour les remplacer par des
responsabilités impersonnelles écrasantes et chronophages, qui hélas n’ont manifestement pas
pour projet de grandir l’homme pour améliorer la société. Il s’agit désormais tout au plus de
faire fonctionner le commerce de la marchandise reine, à quoi tout se réduit, en désacralisant
définitivement ce que pourrait bien être l’idéal de la raison au XXIème siècle, idéal déjà bien
martyrisé au XXème siècle.
Comment rendre aux hommes la sensibilité et le cœur que la rationalité sociale, la
professionnalisation et la domination économique leur ont ôtés ? Sommes nous
condamnés au pathos mélancolique de Hannah Arendt et de l’intelligentsia allemande exilée au
USA qui voyaient un curieux parallélisme entre la barbarie nazie et la barbarie culturelle que
représentait à leurs yeux les studios naissants de Hollywood ? Ou bien une mutation du sacré
ne se serait-elle pas opérée sous nos yeux et telle la magie des nombres irrationnels de
Pythagore, nous serions incapables de la voir faute d’y être encore initiés sinon de
comprendre les transitions fractales de ces nouvelles grandeurs ? Pour résumer : dans un
monde non plus Théocentré mais Technocentré comment et peut-on encore aujourd’hui
faire la distinction du profane et du sacré et être initié ... Mais à quoi ?
C’est à cette question que Mark Alizart ancien directeur du Palais de Tokyo (nommée en 2010
par Frédéric Mitterrand) s’est attelé dans un livre qui hélas n’a pas fait date mais pose
néanmoins le problème de l’évolution et de la possibilité du sacré dans le monde
contemporain du spectacle, de la marchandise et de l’égolâtrie. Préalablement en 2008
MarK Alizart avait déjà dirigé le catalogue de l’exposition « Traces du sacré » pour Beaubourg
voir sur Internet. La thèse de Pop Théologie vise finalement à sauver le monde de sa réduction
réactionnaire à un immense supermarché qui dissimulerait en fait, non plus une transcendance
dans l’immanence comme jadis au temps des temples et des cathédrales, mais cherche tout au
contraire montrer qu’au cœur même du système marchand, c’est l’immanence des échanges
économiques, culturels et sociaux qui serait devenue de part en part transcendante.
Position radicale donc ! . L’art dit contemporain lui-même, contre toute apparence, exprimerait
encore à sa façon cette lutte contre les forces de l’inconnu et le chaos quotidien.
Le sacré serait ainsi partout omniprésent dans la société marchande même si son temple
est invisible ou inadmissible pour ces nouveaux profanes que sont les gardiens de
l’ancienne autorité culturelle. Avec la mort de dieu prophétisée par Nietzsche, le besoin de
transcendance n’a pas disparu il s’est tout simplement déplacé. Ce n’est pas à la mort de l’art
dans son rapport au sacré à laquelle nous assisterions (Cf. Mort de dieu fin de l’art sous la
direction de D. Payot – Cerf) mais plutôt à sa résurrection portée en cela par l’apogée d’une religion qui serait devenue discrètement la nouvelle idéologie de notre temps, la religion
protestante : le protestantisme prosaïque aurait triomphé de l’ancienne métaphysique
chrétienne et de ses grands récits édifiants. Mark Alizart (qui n’est pas protestant) raconte
comment il a fini par rapprocher la fameuse phrase de Joseph Beuys « chaque homme est un
artiste » comprise de manière non mélancolique, de la phrase de Luther « chaque homme est
un prêtre » qui signe la possibilité d’un accès démocratisé à dieu, sans médiations
hiérarchiques ni rituels dépassés. Il dit que « la rencontre de ses deux phrases a été pour lui un
électrochoc, pour autant que l’on admette que le protestantisme ne soit pas et n’ait jamais été un
nihilisme ». Son analyse commence par rappeler comment aux Etats Unis le développement
du méthodisme protestant correspondit à une exigence de foi plus sincère qui devait
résister à sa banalisation séculière à l’image de la « cage de fer » de Weber. Le croyant
sincère, le protestant méthodiste par exemple le quaker (le « trembleur » qui vit physiquement la
présence de dieu), est celui qui prend le risque personnel de s’affranchir d’une croyance
trop bien administrée et ritualisée dans des pratiques devenues désuètes. Le protestant Hegel
un siècle plus tôt aurait parlé d’ un « universel abstrait » devenu insensible car trop codifié. Par
l’abandon des anciennes formes de croyances impliquant pour le croyant fervent un geste de
« lâcher prise », celui-ci se rapprocherait du vrai message du christ comme
transfiguration et renaissance (p.66 et 69) : « la mort qui avait été vidée de son sens par le
scientisme et identifiée à une décomposition chimique de l’organique prend une nouvelle
signification (...) La mort est le prélude à la renaissance car c’est la dignité de l’homme » voilà qui
illustre ce que Mark Alizart appelle « le réveil méthodiste de la foi » qui consiste à mériter la
grâce par un sacrifice authentique de toute croyance en son élection suprême a priori. La
grâce devient désormais proportionnelle à la capacité de désacraliser ce « catholicisme de
gouvernement » de l’ancien christianisme positif qui à force de sublimer les contradictions de la
foi, aurait perdu le contact avec le vrai message christique, maintenant vidé de son sens. Citons
Mark Alizart au terme d’une longue analyse de l’idéalisme allemand issu du séminaire du Stift à
Tubingen (Novalis, Hegel, Schelling, Holderlin, Schlegel...), soit l’essentiel du romantisme
allemand, : « Ce que la foi nous rappelle c’est que dieu n’est dieu que de ne pas s’offrir à
une représentation, mais d’être le mouvement même de sa manifestation. ». Sous entendu
la foi n’est pas seulement l’accès liturgique à la révélation par l’hostie ou autre rituel désuet.
Elle est aussi la révélation s’accomplissant dans la sincérité mise à l’épreuve du cœur du
croyant, qui doit prendre le risque pour l’éprouver de perdre le christ afin de vérifier voire
réveiller sa foi des torpeurs de la béatitude si peu christique : « Le corps du christ n’est
présent qu’en tant, et que le temps qu’il est supprimé » p. 83. Le protestantisme et ses
manifestations contemporaines, aurait ainsi fait de l’apparente disparition d’un sacré trop
conventionnel, la condition de sa métamorphose par une renaissance effective. Mais cette
réforme contemporaine du sacré passerait désormais par le déchirement de la conscience
individuelle mais aussi collective, moment nécessaire au processus de résurrection de la foi,
qui n’est pas sans ramener à notre base de départ qui faisait du sacré un mouvement
d’appropriation d’une réalité sublimée parce que contradictoire et impliquant de faire cohabiter
les contraires (cf. partie 1). La force du sacré demeure bien encore et toujours dans cette
tension négative permanente, coïncidentia oppositorum traditionnelle, comme unidiversité
infinie des possibles.
Selon ce méthodisme du « born again » (de la renaissance par le risque de la mort comme
perte symbolique), « seul peut-être sauvé celui qui a risqué de perdre quelque chose ». Il faut
savoir et oser tout recommencer. Ici nous voisinons dans les parages mystiques de
« l’athéisme purificateur » de Simone Weil (La pesanteur et la grâce) : par son doute et sa
sincérité l’athée matérialiste peut se révéler plus proche de dieu que le vulgaire croyant
positif incapable de déconstruire ce qu’il pense être son élection qui en réalité amorce sa
perte. Ce sont désormais l’individua et l’expérience du cœur qui priment au XXIème siècle mis
au défi d’engendrer du « nouveau », de nouvelles transcendances non plus à partir de valeurs
passées ou bourgeoisement idéalisées et mélancoliques, mais à partir de la violence du monde
contemporain en l’état : la domination absolue de la rationalité instrumentale d’un monde
technocentré (la cage d’acier) saura-t-elle retrouver la capacité à recréer des liens dans une
société toujours plus concurrentielle, qui exclut et sacrifie ses plus faibles sur l’autel de la
mondialisation ?
A suivre cette lecture nous serions collectivement en train de traverser cette mise à
l’épreuve de notre sincérité à vouloir créer du sacré sans se contenter de chercher
abstraitement à en hériter d’un monde à l’agonie.
Voilà pourquoi selon Mark Alizart la culture verticale du beau comme idéal académiquement
normé et normatif peut désormais se renverser : la sacralité du beau quitte les nuages de
l’académisme pour entrer dans le vif du quotidien et prendre le risque de souiller ses beaux
habits au contact du trivial, du simple, de l’inexpressif, voire du répugnant et de l’ordure
(valeurs désormais « esthétiques » pour les créateurs contemporains) bref nous serions
lentement entrés vivants dans la glaise du créateur. Le programme de l’art contemporain se
comprend mieux maintenant, quoi qu’en pense le conservateur académicien et très
mélancolique Jean Clair qui dénonce à juste titre ce business juteux qu’est devenu l’art
contemporain objet d’une idolâtrie venue des marchés de l’art américain d’après guerre et qui
ont introduit ce nouvel académisme du « n’importe quoi » dans l’art. Reste que pour Mark Alizart
: « l’artiste ne fait que représenter le monde, certes mais pour pouvoir le représenter il doit le
recréer pour cela il doit en pénétrer l’intérieur, l’aimer, le vouloir, vouloir ce qui est » p. 139.
Vouloir ce qui est et non pas vouloir ce qui devrait être, ou pire vouloir ce qui a été, ou ce qui
pourrait être selon les gardiens de l’orthodoxie culturelle etc....
La conséquence de cette éthique protestante dans la post-modernité de l’art est-elle catastrophique ?....
En tous les cas avec la fin des grands récits dans le monde post-moderne (JF Lyotard La
condition post-moderne) et l’impératif d’aimer l’époque comme elle se joue , c’est assurément
la fin du (d’un certain) Grand Art, de La grande musique, de La narration, du cadre et des unités
de temps et de lieu. Le discours de l’art se fragmente comme le discours amoureux de Roland
Barthes... Bien sûr Mark Alizart prend bien soin de rappeler qu’il n y a rien de spécifiquement
contemporain à cela : la fin du grand art c’était déjà la rengaine du XVIIIéme siècle initiée avec
le roman de Laurence Sterne Tristram Shandy et sa critique cinglante et désopilante des
autorités de son époque que furent Jonathan Swift et John Locke. C’est également Fourier et
son apocalyptique phalanstère des passions, Flaubert qui avec Mme Bovary caricature
l’idéologie du progrès, (comment mourir d’ennui au bras d’un positiviste...) mais aussi Diderot
qui avait déjà montré la voie à Guy Debord avec Le Neveu de Rameau quant à la dénonciation
du spectacle de la cour. Rien de nouveau sous le soleil donc... Et que dire des transgressions
du Caravage qui peint ensemble la vie populaire et le discours biblique (voir « La mort de la
vierge » où il reprend le visage d’une prostituée noyée dans le tibre, « le verbe s’étant fait chair »
l’art a perdu son « auréole » dira Baudelaire qui lui aussi fera l’apologie d’une modernité
désenchantée et vulgaire...). « l’esthétique de l’échec, la célébration du ratage et la célébration
de l’altérité irréductible de l’Autre sont – déjà - les tropisme de la fin du XVIIIème siècle » p. 278.
Certes nous allons manifestement vers un art sans œuvres (« une œuvre d’art qui ne soit pas
d’art » disait déjà Duchamp dans les années 20 ce qui ont le sait ne l’a pas empêché d’être lui
aussi sacralisé), un art du « rien », certes désespérant, mais qui lui non plus n’échappera pas à
son académisation retardataire ?
Dans cette sempiternelle lutte des anciens et des modernes autour du périmètre des nouvelles
et anciennes sacralités, Il faut garder présente à l’esprit la critique violente des musées que
faisait déjà le bourgeois traditionnel Paul Valéry dans lesquels selon lui on ne pouvait rien
trouver de délicieux ; « Je n’aime pas trop les musées. Il y en a beaucoup d’admirables il n’y en
a point de délicieux. Les idées de classement, d’ordre et d’utilité publique n’ont rien à voir avec
les délices. .. Nous sommes accablés par tant de génies. Je crois bien que l’Égypte, ni la Chine,
ni la Grèce, qui furent sages et raffinées, n’ont connu ce système de juxtaposer des productions
qui se dévorent l’une l’autre. Elles ne rangeaient pas des unités de plaisir incompatibles sous
des numéros matricules, et selon des principes abstraits. Mais notre héritage est écrasant.
L’homme moderne, comme il est exténué par l’énormité de ses moyens techniques, est
APPAUVRI PAR L’EXCÈS MÊME DE SES RICHESSES. Nous devenons superficiels ».... Texte
de 1923 Œuvre 2 Pléiade p. 1290-1293. L’histoire de l’art finirait-elle par stériliser la
sensibilité en sacralisant des objets et des discours appris par cœur, en lieu et place
d’une expérience, d’un contact personnel et vivant avec la violence de l’acte de créer dont
les raisons seraient institutionnellement dissimulées et détournées ?
Presque un siècle plus tard Christian Boltanski se moquera lui aussi des œuvres exposées
comme des reliques dans les musées contemporains. N’est-ce pas là une reformulation
luthérienne de la critique des indulgences ? « Le musée a certainement remplacé aujourd’hui
les cathédrales du passé. Bilbao fonctionne comme la création d’une ville au Moyen Age : on
trouvait un bout d’os de saint, on construisait une église autour, une foire s’installait et... La ville
devenait riche ! A Bilbao on a trouvé quelques reliques, on a construit une grande cathédrale et
la ville est devenue riche ». Revue Cassandre n° 40, Mars 2001 « On n’est pas sorti de l’église !
».... Nous revoilà revenus aux cathédrales, mais vides désormais de toute signification a priori.
Problème : sitôt que Pollock met à l’horizon sa toile et la déverticalise (fin de la verticalité
ecclésiastique et de sa hiérarchie des valeurs) c’est toute la société qui s’y répand, à la façon
dont Mac Donald propose à ses clients dans ses publicités de venir casser la croûte : « venez
comme vous êtes » ! Et Mark Alizart de faire l’apologie de ces nouvelles sacralités
contemporaines que sont le blue jeans, le bronzage , les parcs d’attraction, la guerre des
étoiles et même Kung Fu Panda - TOUTEFOIS - il reconnaît explicitement p.176 que le risque à
ce stade, c’est bien que la culture devienne paradoxalement une industrie de masse et se
transforme à son tour en une cage d’acier weberienne dont le tourisme superficiel serait le
nombre d’or du business contemporain selon l’injonction systémique quotidienne : « Sois artiste
! » (Cf. Michel Mouton Sois artiste ! ). Fais de ton corps et de ta vie une œuvre d’art puisque la
démocratisation de la technique et des moeurs te hisse désormais aux pratiques de tes anciens
maîtres.
Décidément le sublime du sacré est toujours ailleurs... Et il met l’humanité au défi de s’y
maintenir en sachant se renouveler ce qui implique une nouvelle cartographie du pur et de
l’impur, de nouveaux rituels. Dans Du rite comme œuvre : l’Art Contemporain Michèle Fellous
(CNRS) parle de « destitution » des lieux habituels de l’art dont le concept d’exposition est révolu
depuis au moins soixante ans. L’art désormais se vit, il n’est plus dans le culte de l’œuvre
immortelle qu’on admire avec distance comme une icône, il est devenu l’expérience d’une
performance, d’une installation, « un rite sans mythe » avec une scène artistique sans frontières
ni discours pré-établi. La conséquence est radicale ; le sacré renoue avec sa sauvagerie
initiale, il s’est libéré des contraintes et se métamorphose partout hors des temples de la culture
dans une insaisissable plasticité underground....
Voilà donc désormais le sacré à nouveau coincé entre deux nouvelles polarités
complémentaires : non plus seulement le haut et le bas comme dans l’ancienne tradition, mais
plus prosaïquement, « eux » et « nous », les classiques et les modernes, l’autorité académique
et sa pureté intellectuelle, contre l’expérimentation populaire avant qu’elle n’acquiert ses lettres
de noblesse au risque de se salir définitivement... Du coté de la tradition comme du côté post-
moderne la difficulté demeure : historiquement, le vulgaire puis le kitsch seront toujours un
moment du sacré ....
Conclusion : nous voulions l’oublier mais la beauté et son code d’accès sacré, secret, passe
par la mort (Cf. Maurice Blanchot La littérature et le droit à la mort 1948) , le bizarre, l’inattendu
, l’inquiétante étrangeté dirait Freud, qu’il s’agit de transcender pour renaître, voilà le sublime
en tant que traversée des métamorphoses du présent et de ses incertitudes. Or que reste-
t-il du sacré lorsque cette transcendance est déjà effectuée, lorsque le risque du sacrifice n’a
plus besoin d’avoir lieu et qu’il est administré par une hiérarchie profiteuse, incapable de
transmettre (« transmaître ») faute de l’avoir éprouvé elle même en ne faisant qu’hériter du
passé sans mériter du présent et de ses incertitudes[1] ?
Nous retrouvons ici précisément la thématique de « Mort à Venise » de Thomas Mann où l’on
peut lire : « CELUI QUI RENCONTRE LA SUPRÊME BEAUTE SAIT QU’IL N’EST PAS TRES
LOIN DE LA MORT »... Cette mort désespérante mais nécessaire à l’art c’est aussi la vieillesse
d’une époque qui n’accepte plus l’infini et se crispe sur une perfection formelle devenue kitsch.
Cette vieillesse d’une époque qui est dérangée par le présent est magnifiquement symbolisée
dans le film de Visconti (1972) par la rencontre que fait à Venise Gustav Aschenbach avec le
jeune éphèbe d’une beauté éblouissante dont il n’ose avouer l’attirance qu’il éprouve malgré
lui... Or c’est justement Sa résistance au contact humain, son moralisme rigoureux, son
puritanisme esthétique que lui reproche violemment son ami critique Alfried (voir après la bibiographie à 1H50 mn), cette
crispation hiératique qui l’empêche de comprendre que l’art comme le sacré suppose une
ambiguïté sans laquelle la liberté de créer n’est plus, un double sens que « la vieillesse impure »
empêche de comprendre... C’est l’aristocrate Visconti qui écrit cela en 1972 soit 4 ans avant sa
mort. A 50 mn le jeune Alfried joue au piano des accords disharmonieux pour expliquer à
Aschenbach « le paradis infini de ce double sens » qu’est l’art et surtout pas ce purisme
académique qui feint d’oublier que Venise n’est de toute façon jamais construite que sur les
immondices de son égout ! La mort (ici le choléra) rode nécessairement autour non pas « du
» sacré dans sa tension vers l’universel (cette illusion de s’imaginer détenir l’idéal) mais de notre
représentation fatalement partielle du sacré (notre condition) dans l’unidiversité infinie des
possibles .
Alfried : « Professeur Aschenbach » votre musique est vide…Votre public ne vous suit pas…Cela
manque d’émotion, de vérité…Les « sens », professeur... votre musique transpire la maîtrise de
vos sens…Le génie réclame le diable, le vôtre est couché à vos pieds, domestiqué » …
[1] Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion en distinguant sociétés closes (statiques) et sociétés ouvertes (dynamiques) avait bien identifié ce phénomène régressif caractéristique des sociétés en perte de vitesse incapables du moindre "bond en avant" car : "... les dirigeants valent d'ailleurs de moins en moins, parce que, trop sûrs d'eux-mêmes; ils se relâchent de la tension intérieure à laquelle ils avaient demandé une plus grande force d'intelligence et de volonté, et qui avait consolidé leur domination".
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BIBLIOGRAPHIE des ouvrages chronologiquement cités :
Régis Debray : Jeunesse du Sacré – Dieu un itinéraire
Roger Caillois : Le sacré
Mircéa Eliade : Chamanisme et techniques de l’extase – Cosmologies et Alchimie babylonienne
Kandinsky : Du spirituel dans l’art
Lactance : Des institutions divines
Michel Tournier : Robinson ou limbes du Pacifique
Emile Durkheim ; Le suicide 1897
Sigmund Freud : L’avenir d’une illusion – Sur le problème du masochisme
Delphine Horvilleur : Le bouc émissaire (2015 ed. Conform)
Emile Benvéniste : Le vocabulaire des Institutions Indo-Européennes Tome 2 (le sacré)
Marie Madeleine Davy : Initiation à la symbolique Romane
Ancien Testament : Les Rois
Platon : Ménon
Darren Aronofski : Le nombre Pi (film) – 1998
Jean Le Bernois : Le nombre d’or
Platon La République 546 B « 216 le nombre de Platon »
Hannah Arendt : La crise de la culture – La crise de l’éducation
Jean Paul Sartre : Entretien avec des intellectuels brésiliens – 12 Juin 1978
Paul Valéry : Introduction à la méthode de Léonard de Vinci
Virgile : Les bucoliques
Dante : La divine Comédie
Epicure : Lettre à Ménécée
Platon : Timée
Vitruve : De Architectura
Léonardo Fibonacci : Le livre des calculs
Le Corbusier : Vers une architecture
Iannis Xénakkis : Metastasis
France Musique : la musique et les mathématique - http://www.francemusique.fr/emission/le-dossier-du-jour/2014-2015/la-musique-et-les-mathematiques-11-25-2014-08-13
Max Weber : l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme
Alexis de Tocqueville : de la démocratie en Amérique 2, 14
Mark Alizart – Pop Théologie – 2015
Exposition Centre Beaubourg « Traces du sacré » 2008 (la catalogue + internet)
Mort de Dieu fin de l’art : sous la direction de Daniel Payot – cerf - 1991
Michel Mouton : Sois artiste ! Aubier - 1994
Maurice Blanchot : la littérature et le droit à la mort - 1948
Christian Boltanski : On n’est pas sorti de l’église – Revue Cassandre n°40 , Mars 2001
Thomas Man : La mort à Venise - 1912
Luchino Visconti : La mort à Venise - 1971