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MASSESCRITIQUES

….C'est par où la sortie ?... 📌 Mon livre sur Paul Valéry ➡️ https://fabriceguillaumieblog.wordpress.com/

Le Sacré - 3ème partie : le sacré dans l'art aujourd'hui

Publié le 11 Septembre 2016 par Fabrice Guillaumie

« Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte"

Samuel Beckett • L’innommable p. 95

Du sacré dans un monde technocentré ?

Il n’est pas innocent de s’intéresser aujourd’hui à la question du sacré - ou ce qu’il en reste -

dans un monde ou les nombres ne servent plus qu’à produire des calculs comptables plutôt

que des rapports et des mises en relation de contraires. Avec la modernité et son administration

omniprésente, le sacré n’est-il pas tombé dans une sorte de liturgie mécanique et asséchante,

incapable d’initier à la recherche d ‘une unité sacrée au-delà de l’apparent chaos du monde ?

Le protestant Max Weber dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme (1905) au sujet

du monde moderne occidental a parlé d’une « cage d’acier » - « ein stahlhartes Gehäuse » - qui

résulterait de la rationalisation croissante de la vie en société au point d’en dénaturer le

sens, l’harmonie potentielle, jusqu’au fameux « désenchantement du monde » qui a fait

comme on sait la fortune intellectuelle de Marcel Gauchet. Mais la déthéologisation du mode

de vie occidental à laquelle nous assistons, par ailleurs périodique dans l’histoire, est elle

pour autant un signe de perte du sacré ? Peut-on abolir cet archétype (structure psychique a

priori et condition de possibilité de toutes les autres) de la raison dont on a vu avec Rudolf Otto

( cf. première partie) qu’il se manifeste indépendamment de toute structure religieuse ? On

peut bien à première vue dénoncer la bureaucratisation des moeurs et l’administration de

l’existence qui paraissent se substituer à toute autre finalité intellectuelle. Tels Max Horkeimer

et T.W Adorno il est légitime de s’insurger, y compris sur le mode apocalyptique, pour qualifier

« d’éclipse de la raison » cette « dialectique des lumières » (ouvrage publié en 1947) propre au

XXIème siècle qui débute par une boucherie, transite par un holocauste sans précédent, se

poursuit par des expérimentations atomiques sur des corps civils pour s’achever en guerre

froide. Si le sacré n’était que beauté et idéalisation de ce monde, alors « la banalisation du mal »

aurait bien pu en avoir raison, lentement, au fur et à mesure que décline la croyance collective

en la capacité du progrès technique et de la richesse à réaliser un bonheur autre que la simple

recherche de distraction, et de divertissement. Mais ce serait oublier ce moment initial de

terreur et d’abandon constitutif de l’élévation au sacré. Ce serait oublier qu’en tant qu’effort

vers le sublime, le sacré est aussi une grandeur négative par laquelle l’humanité construit son

image en y enfouissant ses peurs archaïques.

Déjà au XIXéme siècle Tocqueville avait décrit et décrié dans De la démocratie en Amérique ces

foules bureaucratisées attendant passivement leur salut de l’Etat (comme jadis les foules

théocratisées attendaient leur salut des prêtres et de leurs bénédictions) qui ne peut qu’au

mieux leur offrir du confort, matériel et moral, mais nullement un sens à la vie.... « ce que je

crains le plus pour les siècles à venir ce ne sont justement pas les révolutions » écrivait l’ancien

noble Tocqueville avec mélancolie. Petit à petit la « cage d’acier » du capitalisme libéral nous a

appris à supprimer les convictions intellectuelles et philosophiques pour les remplacer par des

responsabilités impersonnelles écrasantes et chronophages, qui hélas n’ont manifestement pas

pour projet de grandir l’homme pour améliorer la société. Il s’agit désormais tout au plus de

faire fonctionner le commerce de la marchandise reine, à quoi tout se réduit, en désacralisant

définitivement ce que pourrait bien être l’idéal de la raison au XXIème siècle, idéal déjà bien

martyrisé au XXème siècle.

Comment rendre aux hommes la sensibilité et le cœur que la rationalité sociale, la

professionnalisation et la domination économique leur ont ôtés ? Sommes nous

condamnés au pathos mélancolique de Hannah Arendt et de l’intelligentsia allemande exilée au

USA qui voyaient un curieux parallélisme entre la barbarie nazie et la barbarie culturelle que

représentait à leurs yeux les studios naissants de Hollywood ? Ou bien une mutation du sacré

ne se serait-elle pas opérée sous nos yeux et telle la magie des nombres irrationnels de

Pythagore, nous serions incapables de la voir faute d’y être encore initiés sinon de

comprendre les transitions fractales de ces nouvelles grandeurs ? Pour résumer : dans un

monde non plus Théocentré mais Technocentré comment et peut-on encore aujourd’hui

faire la distinction du profane et du sacré et être initié ... Mais à quoi ?

C’est à cette question que Mark Alizart ancien directeur du Palais de Tokyo (nommée en 2010

par Frédéric Mitterrand) s’est attelé dans un livre qui hélas n’a pas fait date mais pose

néanmoins le problème de l’évolution et de la possibilité du sacré dans le monde

contemporain du spectacle, de la marchandise et de l’égolâtrie. Préalablement en 2008

MarK Alizart avait déjà dirigé le catalogue de l’exposition « Traces du sacré » pour Beaubourg

voir sur Internet. La thèse de Pop Théologie vise finalement à sauver le monde de sa réduction

réactionnaire à un immense supermarché qui dissimulerait en fait, non plus une transcendance

dans l’immanence comme jadis au temps des temples et des cathédrales, mais cherche tout au

contraire montrer qu’au cœur même du système marchand, c’est l’immanence des échanges

économiques, culturels et sociaux qui serait devenue de part en part transcendante.

Position radicale donc ! . L’art dit contemporain lui-même, contre toute apparence, exprimerait

encore à sa façon cette lutte contre les forces de l’inconnu et le chaos quotidien.

Le sacré serait ainsi partout omniprésent dans la société marchande même si son temple

est invisible ou inadmissible pour ces nouveaux profanes que sont les gardiens de

l’ancienne autorité culturelle. Avec la mort de dieu prophétisée par Nietzsche, le besoin de

transcendance n’a pas disparu il s’est tout simplement déplacé. Ce n’est pas à la mort de l’art

dans son rapport au sacré à laquelle nous assisterions (Cf. Mort de dieu fin de l’art sous la

direction de D. Payot – Cerf) mais plutôt à sa résurrection portée en cela par l’apogée d’une religion qui serait devenue discrètement la nouvelle idéologie de notre temps, la religion

protestante : le protestantisme prosaïque aurait triomphé de l’ancienne métaphysique

chrétienne et de ses grands récits édifiants. Mark Alizart (qui n’est pas protestant) raconte

comment il a fini par rapprocher la fameuse phrase de Joseph Beuys « chaque homme est un

artiste » comprise de manière non mélancolique, de la phrase de Luther « chaque homme est

un prêtre » qui signe la possibilité d’un accès démocratisé à dieu, sans médiations

hiérarchiques ni rituels dépassés. Il dit que « la rencontre de ses deux phrases a été pour lui un

électrochoc, pour autant que l’on admette que le protestantisme ne soit pas et n’ait jamais été un

nihilisme ». Son analyse commence par rappeler comment aux Etats Unis le développement

du méthodisme protestant correspondit à une exigence de foi plus sincère qui devait

résister à sa banalisation séculière à l’image de la « cage de fer » de Weber. Le croyant

sincère, le protestant méthodiste par exemple le quaker (le « trembleur » qui vit physiquement la

présence de dieu), est celui qui prend le risque personnel de s’affranchir d’une croyance

trop bien administrée et ritualisée dans des pratiques devenues désuètes. Le protestant Hegel

un siècle plus tôt aurait parlé d’ un « universel abstrait » devenu insensible car trop codifié. Par

l’abandon des anciennes formes de croyances impliquant pour le croyant fervent un geste de

« lâcher prise », celui-ci se rapprocherait du vrai message du christ comme

transfiguration et renaissance (p.66 et 69) : « la mort qui avait été vidée de son sens par le

scientisme et identifiée à une décomposition chimique de l’organique prend une nouvelle

signification (...) La mort est le prélude à la renaissance car c’est la dignité de l’homme » voilà qui

illustre ce que Mark Alizart appelle « le réveil méthodiste de la foi » qui consiste à mériter la

grâce par un sacrifice authentique de toute croyance en son élection suprême a priori. La

grâce devient désormais proportionnelle à la capacité de désacraliser ce « catholicisme de

gouvernement » de l’ancien christianisme positif qui à force de sublimer les contradictions de la

foi, aurait perdu le contact avec le vrai message christique, maintenant vidé de son sens. Citons

Mark Alizart au terme d’une longue analyse de l’idéalisme allemand issu du séminaire du Stift à

Tubingen (Novalis, Hegel, Schelling, Holderlin, Schlegel...), soit l’essentiel du romantisme

allemand, : « Ce que la foi nous rappelle c’est que dieu n’est dieu que de ne pas s’offrir à

une représentation, mais d’être le mouvement même de sa manifestation. ». Sous entendu

la foi n’est pas seulement l’accès liturgique à la révélation par l’hostie ou autre rituel désuet.

Elle est aussi la révélation s’accomplissant dans la sincérité mise à l’épreuve du cœur du

croyant, qui doit prendre le risque pour l’éprouver de perdre le christ afin de vérifier voire

réveiller sa foi des torpeurs de la béatitude si peu christique : « Le corps du christ n’est

présent qu’en tant, et que le temps qu’il est supprimé » p. 83. Le protestantisme et ses

manifestations contemporaines, aurait ainsi fait de l’apparente disparition d’un sacré trop

conventionnel, la condition de sa métamorphose par une renaissance effective. Mais cette

réforme contemporaine du sacré passerait désormais par le déchirement de la conscience

individuelle mais aussi collective, moment nécessaire au processus de résurrection de la foi,

qui n’est pas sans ramener à notre base de départ qui faisait du sacré un mouvement

d’appropriation d’une réalité sublimée parce que contradictoire et impliquant de faire cohabiter

les contraires (cf. partie 1). La force du sacré demeure bien encore et toujours dans cette

tension négative permanente, coïncidentia oppositorum traditionnelle, comme unidiversité

infinie des possibles.

Selon ce méthodisme du « born again » (de la renaissance par le risque de la mort comme

perte symbolique), « seul peut-être sauvé celui qui a risqué de perdre quelque chose ». Il faut

savoir et oser tout recommencer. Ici nous voisinons dans les parages mystiques de

« l’athéisme purificateur » de Simone Weil (La pesanteur et la grâce) : par son doute et sa

sincérité l’athée matérialiste peut se révéler plus proche de dieu que le vulgaire croyant

positif incapable de déconstruire ce qu’il pense être son élection qui en réalité amorce sa

perte. Ce sont désormais l’individua et l’expérience du cœur qui priment au XXIème siècle mis

au défi d’engendrer du « nouveau », de nouvelles transcendances non plus à partir de valeurs

passées ou bourgeoisement idéalisées et mélancoliques, mais à partir de la violence du monde

contemporain en l’état : la domination absolue de la rationalité instrumentale d’un monde

technocentré (la cage d’acier) saura-t-elle retrouver la capacité à recréer des liens dans une

société toujours plus concurrentielle, qui exclut et sacrifie ses plus faibles sur l’autel de la

mondialisation ?

A suivre cette lecture nous serions collectivement en train de traverser cette mise à

l’épreuve de notre sincérité à vouloir créer du sacré sans se contenter de chercher

abstraitement à en hériter d’un monde à l’agonie.

Du vertical catholique à l’horizontal protestant : le verbe se fera-t-il chair ?

Voilà pourquoi selon Mark Alizart la culture verticale du beau comme idéal académiquement

normé et normatif peut désormais se renverser : la sacralité du beau quitte les nuages de

l’académisme pour entrer dans le vif du quotidien et prendre le risque de souiller ses beaux

habits au contact du trivial, du simple, de l’inexpressif, voire du répugnant et de l’ordure

(valeurs désormais « esthétiques » pour les créateurs contemporains) bref nous serions

lentement entrés vivants dans la glaise du créateur. Le programme de l’art contemporain se

comprend mieux maintenant, quoi qu’en pense le conservateur académicien et très

mélancolique Jean Clair qui dénonce à juste titre ce business juteux qu’est devenu l’art

contemporain objet d’une idolâtrie venue des marchés de l’art américain d’après guerre et qui

ont introduit ce nouvel académisme du « n’importe quoi » dans l’art. Reste que pour Mark Alizart

: « l’artiste ne fait que représenter le monde, certes mais pour pouvoir le représenter il doit le

recréer pour cela il doit en pénétrer l’intérieur, l’aimer, le vouloir, vouloir ce qui est » p. 139.

Vouloir ce qui est et non pas vouloir ce qui devrait être, ou pire vouloir ce qui a été, ou ce qui

pourrait être selon les gardiens de l’orthodoxie culturelle etc....

La conséquence de cette éthique protestante dans la post-modernité de l’art est-elle catastrophique ?....

En tous les cas avec la fin des grands récits dans le monde post-moderne (JF Lyotard La

condition post-moderne) et l’impératif d’aimer l’époque comme elle se joue , c’est assurément

la fin du (d’un certain) Grand Art, de La grande musique, de La narration, du cadre et des unités

de temps et de lieu. Le discours de l’art se fragmente comme le discours amoureux de Roland

Barthes... Bien sûr Mark Alizart prend bien soin de rappeler qu’il n y a rien de spécifiquement

contemporain à cela : la fin du grand art c’était déjà la rengaine du XVIIIéme siècle initiée avec

le roman de Laurence Sterne Tristram Shandy et sa critique cinglante et désopilante des

autorités de son époque que furent Jonathan Swift et John Locke. C’est également Fourier et

son apocalyptique phalanstère des passions, Flaubert qui avec Mme Bovary caricature

l’idéologie du progrès, (comment mourir d’ennui au bras d’un positiviste...) mais aussi Diderot

qui avait déjà montré la voie à Guy Debord avec Le Neveu de Rameau quant à la dénonciation

du spectacle de la cour. Rien de nouveau sous le soleil donc... Et que dire des transgressions

du Caravage qui peint ensemble la vie populaire et le discours biblique (voir « La mort de la

vierge » où il reprend le visage d’une prostituée noyée dans le tibre, « le verbe s’étant fait chair »

l’art a perdu son « auréole » dira Baudelaire qui lui aussi fera l’apologie d’une modernité

désenchantée et vulgaire...). « l’esthétique de l’échec, la célébration du ratage et la célébration

de l’altérité irréductible de l’Autre sont – déjà - les tropisme de la fin du XVIIIème siècle » p. 278.

Certes nous allons manifestement vers un art sans œuvres une œuvre d’art qui ne soit pas

d’art » disait déjà Duchamp dans les années 20 ce qui ont le sait ne l’a pas empêché d’être lui

aussi sacralisé), un art du « rien », certes désespérant, mais qui lui non plus n’échappera pas à

son académisation retardataire ?

Dans cette sempiternelle lutte des anciens et des modernes autour du périmètre des nouvelles

et anciennes sacralités, Il faut garder présente à l’esprit la critique violente des musées que

faisait déjà le bourgeois traditionnel Paul Valéry dans lesquels selon lui on ne pouvait rien

trouver de délicieux ; « Je n’aime pas trop les musées. Il y en a beaucoup d’admirables il n’y en

a point de délicieux. Les idées de classement, d’ordre et d’utilité publique n’ont rien à voir avec

les délices. .. Nous sommes accablés par tant de génies. Je crois bien que l’Égypte, ni la Chine,

ni la Grèce, qui furent sages et raffinées, n’ont connu ce système de juxtaposer des productions

qui se dévorent l’une l’autre. Elles ne rangeaient pas des unités de plaisir incompatibles sous

des numéros matricules, et selon des principes abstraits. Mais notre héritage est écrasant.

L’homme moderne, comme il est exténué par l’énormité de ses moyens techniques, est

APPAUVRI PAR L’EXCÈS MÊME DE SES RICHESSES. Nous devenons superficiels ».... Texte

de 1923 Œuvre 2 Pléiade p. 1290-1293. L’histoire de l’art finirait-elle par stériliser la

sensibilité en sacralisant des objets et des discours appris par cœur, en lieu et place

d’une expérience, d’un contact personnel et vivant avec la violence de l’acte de créer dont

les raisons seraient institutionnellement dissimulées et détournées ?

Presque un siècle plus tard Christian Boltanski se moquera lui aussi des œuvres exposées

comme des reliques dans les musées contemporains. N’est-ce pas là une reformulation

luthérienne de la critique des indulgences ? « Le musée a certainement remplacé aujourd’hui

les cathédrales du passé. Bilbao fonctionne comme la création d’une ville au Moyen Age : on

trouvait un bout d’os de saint, on construisait une église autour, une foire s’installait et... La ville

devenait riche ! A Bilbao on a trouvé quelques reliques, on a construit une grande cathédrale et

la ville est devenue riche ». Revue Cassandre n° 40, Mars 2001 « On n’est pas sorti de l’église !

».... Nous revoilà revenus aux cathédrales, mais vides désormais de toute signification a priori.

Problème : sitôt que Pollock met à l’horizon sa toile et la déverticalise (fin de la verticalité

ecclésiastique et de sa hiérarchie des valeurs) c’est toute la société qui s’y répand, à la façon

dont Mac Donald propose à ses clients dans ses publicités de venir casser la croûte : « venez

comme vous êtes » ! Et Mark Alizart de faire l’apologie de ces nouvelles sacralités

contemporaines que sont le blue jeans, le bronzage , les parcs d’attraction, la guerre des

étoiles et même Kung Fu Panda - TOUTEFOIS - il reconnaît explicitement p.176 que le risque à

ce stade, c’est bien que la culture devienne paradoxalement une industrie de masse et se

transforme à son tour en une cage d’acier weberienne dont le tourisme superficiel serait le

nombre d’or du business contemporain selon l’injonction systémique quotidienne : « Sois artiste

! » (Cf. Michel Mouton Sois artiste ! ). Fais de ton corps et de ta vie une œuvre d’art puisque la

démocratisation de la technique et des moeurs te hisse désormais aux pratiques de tes anciens

maîtres.

Décidément le sublime du sacré est toujours ailleurs... Et il met l’humanité au défi de s’y

maintenir en sachant se renouveler ce qui implique une nouvelle cartographie du pur et de

l’impur, de nouveaux rituels. Dans Du rite comme œuvre : l’Art Contemporain Michèle Fellous

(CNRS) parle de « destitution » des lieux habituels de l’art dont le concept d’exposition est révolu

depuis au moins soixante ans. L’art désormais se vit, il n’est plus dans le culte de l’œuvre

immortelle qu’on admire avec distance comme une icône, il est devenu l’expérience d’une

performance, d’une installation, « un rite sans mythe » avec une scène artistique sans frontières

ni discours pré-établi. La conséquence est radicale ; le sacré renoue avec sa sauvagerie

initiale, il s’est libéré des contraintes et se métamorphose partout hors des temples de la culture

dans une insaisissable plasticité underground....

Voilà donc désormais le sacré à nouveau coincé entre deux nouvelles polarités

complémentaires : non plus seulement le haut et le bas comme dans l’ancienne tradition, mais

plus prosaïquement, « eux » et « nous », les classiques et les modernes, l’autorité académique

et sa pureté intellectuelle, contre l’expérimentation populaire avant qu’elle n’acquiert ses lettres

de noblesse au risque de se salir définitivement... Du coté de la tradition comme du côté post-

moderne la difficulté demeure : historiquement, le vulgaire puis le kitsch seront toujours un

moment du sacré ....

Conclusion : nous voulions l’oublier mais la beauté et son code d’accès sacré, secret, passe

par la mort (Cf. Maurice Blanchot La littérature et le droit à la mort 1948) , le bizarre, l’inattendu

, l’inquiétante étrangeté dirait Freud, qu’il s’agit de transcender pour renaître, voilà le sublime

en tant que traversée des métamorphoses du présent et de ses incertitudes. Or que reste-

t-il du sacré lorsque cette transcendance est déjà effectuée, lorsque le risque du sacrifice n’a

plus besoin d’avoir lieu et qu’il est administré par une hiérarchie profiteuse, incapable de

transmettre (« transmaître ») faute de l’avoir éprouvé elle même en ne faisant qu’hériter du

passé sans mériter du présent et de ses incertitudes[1] ?

Nous retrouvons ici précisément la thématique de « Mort à Venise » de Thomas Mann où l’on

peut lire : « CELUI QUI RENCONTRE LA SUPRÊME BEAUTE SAIT QU’IL N’EST PAS TRES

LOIN DE LA MORT »... Cette mort désespérante mais nécessaire à l’art c’est aussi la vieillesse

d’une époque qui n’accepte plus l’infini et se crispe sur une perfection formelle devenue kitsch.

Cette vieillesse d’une époque qui est dérangée par le présent est magnifiquement symbolisée

dans le film de Visconti (1972) par la rencontre que fait à Venise Gustav Aschenbach avec le

jeune éphèbe d’une beauté éblouissante dont il n’ose avouer l’attirance qu’il éprouve malgré

lui... Or c’est justement Sa résistance au contact humain, son moralisme rigoureux, son

puritanisme esthétique que lui reproche violemment son ami critique Alfried (voir après la bibiographie à 1H50 mn), cette

crispation hiératique qui l’empêche de comprendre que l’art comme le sacré suppose une

ambiguïté sans laquelle la liberté de créer n’est plus, un double sens que « la vieillesse impure »

empêche de comprendre... C’est l’aristocrate Visconti qui écrit cela en 1972 soit 4 ans avant sa

mort. A 50 mn le jeune Alfried joue au piano des accords disharmonieux pour expliquer à

Aschenbach « le paradis infini de ce double sens » qu’est l’art et surtout pas ce purisme

académique qui feint d’oublier que Venise n’est de toute façon jamais construite que sur les

immondices de son égout ! La mort (ici le choléra) rode nécessairement autour non pas « du

» sacré dans sa tension vers l’universel (cette illusion de s’imaginer détenir l’idéal) mais de notre

représentation fatalement partielle du sacré (notre condition) dans l’unidiversité infinie des

possibles .

Alfried : « Professeur Aschenbach » votre musique est vide…Votre public ne vous suit pas…Cela

manque d’émotion, de vérité…Les « sens », professeur... votre musique transpire la maîtrise de

vos sens…Le génie réclame le diable, le vôtre est couché à vos pieds, domestiqué » …

[1] Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion en distinguant sociétés closes (statiques) et sociétés ouvertes (dynamiques) avait bien identifié ce phénomène régressif caractéristique des sociétés en perte de vitesse incapables du moindre "bond en avant" car : "... les dirigeants valent d'ailleurs de moins en moins, parce que, trop sûrs d'eux-mêmes; ils se relâchent de la tension intérieure à laquelle ils avaient demandé une plus grande force d'intelligence et de volonté, et qui avait consolidé leur domination".

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BIBLIOGRAPHIE des ouvrages chronologiquement cités :

Régis Debray : Jeunesse du Sacré – Dieu un itinéraire

Roger Caillois : Le sacré

Mircéa Eliade : Chamanisme et techniques de l’extase – Cosmologies et Alchimie babylonienne

Kandinsky : Du spirituel dans l’art

Lactance : Des institutions divines

Michel Tournier : Robinson ou limbes du Pacifique

Emile Durkheim ; Le suicide 1897

Sigmund Freud : L’avenir d’une illusion – Sur le problème du masochisme

Delphine Horvilleur : Le bouc émissaire (2015 ed. Conform)

Emile Benvéniste : Le vocabulaire des Institutions Indo-Européennes Tome 2 (le sacré)

Marie Madeleine Davy : Initiation à la symbolique Romane

Ancien Testament : Les Rois

Platon : Ménon

Darren Aronofski : Le nombre Pi (film) – 1998

Jean Le Bernois : Le nombre d’or

Platon La République 546 B « 216 le nombre de Platon »

Hannah Arendt : La crise de la culture – La crise de l’éducation

Jean Paul Sartre : Entretien avec des intellectuels brésiliens – 12 Juin 1978

Paul Valéry : Introduction à la méthode de Léonard de Vinci

Virgile : Les bucoliques

Dante : La divine Comédie

Epicure : Lettre à Ménécée

Platon : Timée

Vitruve : De Architectura

Léonardo Fibonacci : Le livre des calculs

Le Corbusier : Vers une architecture

Iannis Xénakkis : Metastasis

France Musique : la musique et les mathématique - http://www.francemusique.fr/emission/le-dossier-du-jour/2014-2015/la-musique-et-les-mathematiques-11-25-2014-08-13

Max Weber : l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme

Alexis de Tocqueville : de la démocratie en Amérique 2, 14

Mark Alizart – Pop Théologie – 2015

Exposition Centre Beaubourg « Traces du sacré » 2008 (la catalogue + internet)

Mort de Dieu fin de l’art : sous la direction de Daniel Payot – cerf - 1991

Michel Mouton : Sois artiste ! Aubier - 1994

Maurice Blanchot : la littérature et le droit à la mort - 1948

Christian Boltanski : On n’est pas sorti de l’église – Revue Cassandre n°40 , Mars 2001

Thomas Man : La mort à Venise - 1912

Luchino Visconti : La mort à Venise - 1971

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